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La fée de l'Allagash

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Description de l’éditeur

1

Allagash (maison d’écorce, région du nord du Maine)



Les Autochtones qui parcouraient autrefois ce territoire l'appelaient

« W8banaki », ce qui signifie « la terre de l'aurore », car le soleil y naissait tous les matins à l'horizon d'une si vaste étendue d'eau qu'ils la croyaient sans fin. Mais ils se trompaient. Des terres bordaient l'océan au loin. Et, de ces terres, si lointaines que le vent devait souffler plus d'une lune pour les atteindre, vinrent, dans de grands voiliers, une multitude d'hommes et de femmes à la peau blanche qui cherchaient l’aventure ou qui fuyaient la misère. Ils envahirent, peu à peu, leur territoire et le territoire des autres nations qui peuplaient cet immense continent.



Quatre siècles passèrent. Et, malgré ces visiteurs, plus nombreux que les étoiles du ciel, il existe, encore aujourd'hui, une partie de « la terre de l'aurore » qu'ils n'habitent pas. À trois jours de marche, à l'ouest de l'océan, se dresse une grande montagne nommée « Katahdin ». Du haut de ce pic rocheux, par temps clair, en direction du nord, on aperçoit un chapelet de lacs et de rivières serpentant à travers une forêt dense que dépassent, çà et là, de grands pins. Près de ce cours d'eau, les autochtones avaient jadis construit des « allagash », ou campements d'écorce, pour la chasse. Depuis, c'est le nom que les hommes blancs donnent à cet affluent.



Ces derniers, quant à eux, ne bâtirent jamais d'habitations le long de l'Allagash. Leur seule empreinte consiste en quelques ponts étroits qui relient les routes cahoteuses, permettant le transport du bois qu'ils y récoltent. Hormis le bruit occasionnel de ces coupes, les coups de feu des chasseurs à l'automne ou le passage silencieux des canots qui glissent sur ses eaux en été, rien ne vient en troubler la foisonnante vie sauvage.

Y nagent les noirs huards à col blanc et au cri lugubre: s'y activent les castors aux barrages ingénieux ; y broutent les orignaux dans le lointain pourtour des lacs ; s'y promènent les chevreuils et les ours noirs que l'on devine derrière le bruissement des feuilles et la multitude d'autres petits animaux dont on découvre, ici et là, les traces légères. On y est charmé par la symphonie des oiseaux qui égayent la forêt; mais seul le pêcheur patient y trouve, caché dans les aux brunes des ruisseaux, la vigoureuse truite mouchetée.



C'est là, sur ces eaux poissonneuses, que j'ai passé les étés de ma jeunesse. J'en ai souvent canoté les rivières et les lacs dès l'aube brumeuse jusqu'au crépuscule odorant, où le ciel se teinte de sang et d'or. J'y ai souvent pêché la truite. J'y ai supporté, avec le même plaisir, tant le soleil brûlant que la pluie abondante. J'y ai veillé sous les étoiles, autour du feu de camp. Et la nuit, j'ai dormi sous la tente, en rêvant que la vie était cette lente marche vers le doux bonheur que promettaient ces étés merveilleux.



Les années passèrent. Mes visites s'y firent moins fréquentes, jusqu'à ce que je décide un jour d'y effectuer une longue expédition. En étudiant les cartes, je m'étais aperçu que deux rivières, se jetant dans l'Allagash fort loin l'une de l'autre, prenaient toutefois leur source de deux lacs qui se trouvaient, eux, à proximité. J'eus envie d'explorer cette partie de territoire qui m'était inconnue. Et c'est là que m'arriva l'incroyable aventure que je vais vous conter.



J'entrepris ce voyage au début du mois d'août. À cette période, les pluies sont plus rares et les moustiques moins voraces. J'avironnai pendant deux jours avant d'arriver à l'embouchure de la rivière, que j'entrepris de remonter. Cette étape s'avéra plus longue que prévu, car le faible niveau d'eau m'obligea, le plus souvent, à marcher dans l'eau en traînant le canot. Je ne parvins au premier lac qu'au crépuscule. Je le parcourus lentement. Le vent étant tombé avec le déclin du soleil, il était d'un calme qui contrastait avec le courant de la rivière que j'avais combattu toute la journée. Les nuages rougissaient le ciel et le ciel rougissait l'eau. À la tombée de la nuit, je m'approchai de la berge et choisis le meilleur endroit où m'arrêter en vue du portage du lendemain. J'y mangeai, y montai la tente et trouvai rapidement le sommeil.



Je me levai de bon matin. Le soleil éclatant émergea bientôt de la brume qui s'élevait lentement au-dessus du lac, tel un drap soulevé par les mains d'invisibles géants. Après les préparatifs habituels, j'allai jeter un coup d'œil dans la forêt. Il me fallait ouvrir un passage à la machette.

Je coupai facilement les broussailles près du lac. Le tracé devait être le plus droit possible, pour permettre le portage du canot; mais, à peu près à mi-chemin, je me retrouvai devant un énorme pin, abattu par une force mystérieuse, qui me barrait la route. Je tentai de le contourner, pour constater qu'au bout de ce pin, un autre pin était coupé de la même façon. Je parcourus ainsi une assez longue distance de cet enchevêtrement d'arbres sans en voir la fin. Je revins donc sur mes pas et tentai de contourner cette curieuse barrière par l'autre côté ; mais je me heurtai au même curieux phénomène. Je constatai, à la vue des souches, que ces pins avaient été abattus à la hache bien des années plus tôt. Cet agencement ne pouvait être l'effet du hasard. On aurait dit que quelque mauvais esprit voulait empêcher les intrus d'accéder à ces lieux.



Je résolus donc de me frayer un chemin à travers cette surprenante barrière. Je choisis l'endroit où cela m'apparaissait le plus facile, sortis ma machette et coupai les branches et le tronc incommodants. Je suai près de deux heures pour m'y percer un passage adéquat. Après y être parvenu, je crus que la deuxième partie du parcours serait plus facile, mais j'arrivai bientôt près d'un terrain marécageux, que je fus surpris de découvrir à un endroit aussi élevé. Il me fallut quelque temps pour le contourner. Il y eut à nouveau des broussailles, puis j'émergeai enfin sur une plage sablonneuse, bordée par l'eau limpide et calme du lac sauvage que j'avais enfin atteint.

Je laissai tomber mon sac à dos, m'agenouillai à ses pieds et, comme un jeune animal heureux, y rafraîchis mon visage en m'ébrouant vigoureusement dans cette eau trop tranquille qui n'avait peut-être jamais reflété l'image d'un homo sapiens; puis je pris un instant de repos. Le parcours avait été beaucoup plus long et difficile que prévu, Le soleil était déjà à son zénith.



J'aurais aimé prolonger cet arrêt, mais il me fallait retourner chercher le canot. Je me redressai donc, cachai mon sac près des broussailles et entrepris le parcours de retour.



La piste, bien que sinueuse, fut facile à suivre. Ni coups de machette à donner, ni poids sur le dos pour me ralentir, je parvins rapidement au premier lac que j'avais quitté tôt le matin. Là, je plaçai le canot en équilibre sur mes épaules, et revins sur mes pas. Bien que progressant plus lentement, je n'éprouvai pas de réelles difficultés à parcourir le sentier. Peu avant mon arrivée, j'entendis le cri strident d'un écureuil. Je l'aperçus s'enfuyant devant moi, mais je le perdis bientôt de vue. J'arrivai sur la plage, déposai le canot sur le sable, puis le glissai à l'eau.



J'allai chercher mon sac à dos dans les broussailles. Je m'aperçus immédiatement que la machette n'était plus dans son étui qui, lui, demeurait bien fixé au sac. L'avais-je vraiment rangée là? Ce geste était devenu si automatique que je n'y réfléchissais plus. La machette passait de ma main à l'étui et vice-versa. J'évitais de la déposer ailleurs, de crainte de l'oublier. Mais peut-être cette fois-ci, dans ma joie d'atteindre finalement le lac, l'avais-je laissée tomber sur le sable. En tout cas, ce n'était certainement pas l'écureuil qui s'était emparé d'un si gros objet. Je fouillai les broussailles où je l'avais laissée. Je parcourus la plage. Rien. Je revins le long du terrain marécageux. J'en fis le tour. Rien. La machette est un outil précieux en pleine forêt. Aussi, par acquit de conscience, fis-je un nouvel aller et retour au premier lac. Mais elle ne s'y trouvait pas.

Revenu au canot, je m'assis sur le sable pour réfléchir. J'avais laissé un sac à dos au bord d'un lac sauvage où il n'y avait pas âme qui vive. L'étui de ma machette y était toujours attaché, mais, je devais me rendre à l'évidence, la machette elle-même, que j'y replaçais toujours après usage, s'était volatilisée.



Je décidai, malgré tout, de ne pas m'attarder davantage. Après avoir attaché mon bagage au canot, j'embarquai et pris le large. Le lac frissonnait maintenant sous la brise de l'après-midi. Je longeai la berge gauche. Au loin, près de la berge droite, un orignal recherchait sa nourriture, la tête plongée sous les eaux. Quand il se redressa, je vis qu'il portait un magnifique panache, signe de longévité. Il me regarda tout en ruminant.

Mon aviron effleurait doucement l'eau. Je n'entendais que le bruit du vent. J'avançais lentement en direction de la rivière que je devais descendre. Je jetai un regard là où, plus tôt, l'orignal mangeait, mais il avait quitté cet endroit. Il marchait maintenant le long de la berge, comme s'il me suivait de l'autre côté du lac.



J'arrivai finalement en vue de l'embouchure. L'orignal s'en approchait également, se tenant majestueusement près de l'étroite rivière où coulait le trop-plein du vaste étendu d'eau. Il me regardait calmement, mais d'un air à la fois curieux et dédaigneux, comme si j'étais un intrus violant son territoire. Je n'étais plus qu'à quelques mètres du roi de ces forêts. J'eus le temps de bien l'observer.



Les orignaux sont un peu plus gros que les chevaux, mais ce spécimen était certainement un géant de sa race. J'aurais eu l'air d'un nain à ses côtés. Les mâles arborent un panache dont la taille croît avec l'âge. Le sien était énorme. Ces bêtes ont une barbichette sous le menton. Elles sont de plus dotées, juste au-dessus des épaules, d'une bosse de graisse, le garrot, qui déforme leur dos. En général, elles s'enfuient à l'approche de l'homme. Je passai pourtant devant celui-ci, sans qu'il ne bronche. Il ne semblait éprouver aucune crainte. Son regard me fit frissonner.



Je sursautai tout à coup au cri strident d'un écureuil. Où pouvait-il se cacher pour me sembler si proche? C'est alors que je le vis tournoyer sur le panache de l'orignal, qui ne se préoccupait pas le moins du monde de ce petit importun.

J'oubliai toutefois cette curieuse apparition, car je dus diriger mon regard vers la rivière tumultueuse, dans laquelle je venais de m'engager, et concentrer toute mon attention sur la conduite du canot. Lorsqu'il descend une rivière un peu vive, l'avironneur, secoué comme un cavalier sur un cheval rétif, doit faire corps avec son embarcation, pour la faire tourner rapidement lorsque se présentent les obstacles.



Depuis quelques minutes, je mordais à pleins bras dans l'eau blanche, lorsque je me rendis compte de mon extrême fatigue. J’avais abondamment puisé clans mes réserves d'énergie au cours des deux derniers jours. La remontée de la rivière et le portage s'étaient avérés plus longs et plus éreintants que je ne l'avais estimé initialement. Je décidai donc de m'arrêter à la première occasion. Je surveillai les berges pour trouver un endroit où camper. J'aperçus bientôt un espace dégagé qui me parut convenable, mais que, le courant m'emportant rapidement, j'allais dépasser. Je décidai donc de couper la rivière à la perpendiculaire.



Il est toujours risqué de traverser un cours d'eau vive de cette façon avec un canot. Le courant peut le jeter sur une pierre invisible. Si cet obstacle frappe en plein centre du canot, il le fait chavirer.

Mais j'étais fatigué et j'avais hâte de me reposer. Je ne voulais pas dépasser l'endroit où je désirais m'arrêter et, ainsi, être obligé de remonter le courant. Après un examen sommaire, je ne vis aucun obstacle susceptible d'entraver mon passage. En un seul coup vigoureux, je plaçai le canot dans la direction voulue et, en quelques autres coups, je m'approchai de la berge.



Dangereuse imprudence ! Il y avait une pierre, suffisamment profonde pour être invisible, mais assez haute pour heurter le canot. Tout se passa en un éclair. Je la frappai au centre; sous la poussée du courant, le canot gîta dangereusement; je plaçai mon aviron à plat sur l'eau et donnai une forte poussée pour le redresser. Le canot se stabilisa un court instant, mais je ne parvins pas à me sortir du piège. Je perdis l'équilibre. Le canot chavira en aval. Je me dégageai des sangles, sortis de l'embarcation et me retrouvai dans l'eau tumultueuse, sans avoir eu le temps de placer mes pieds devant pour amortir le choc des pierres. Mon épaule en heurta une. La douleur fut très vive. J'essayai à nouveau de me tourner avec mon bras valide, mais je fus trop lent : la deuxième pierre me heurta la tête.



Le choc m'étourdit. Je perdis la vue. Puis, une vive lumière fondit sur moi. Lorsqu'elle explosa dans mon cerveau, une grande douceur m'envahit. De vieilles images se déroulèrent au ralenti devant mes yeux. Je me vis, canotant, au crépuscule odorant, sur un lac immobile. Le ciel avait couleur de sang et d'or. Un huard courait sur les eaux. Puis, comme par magie, je me retrouvai en train de pêcher la truite, dans un ruisseau. Un castor me regardait du haut de son barrage, attristé. Dans la forêt, un chevreuil, au lieu de fuir derrière les buissons, me dévisageait avec curiosité. Puis un orignal, au magnifique panache, s'approcha de moi comme pour se laisser flatter. Il allait coller son museau sur mon visage lorsque tout devint noir. Et je me sentis aspiré dans un tunnel sans fond.



Solitaire, j'allais me noyer au milieu d'une rivière perdue de la région de l'Allagash, victime d'un stupide accident de canot, pour n'avoir pas respecté la plus élémentaire des règles de sécurité.

GENRE
Essais et sciences humaines
SORTIE
2002
1 février
LANGUE
FR
Français
LONGUEUR
102
Pages
ÉDITIONS
Robert Dutil
TAILLE
15,4
Mo
Bridge Dugil Bridge Dugil
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