En ménage En ménage

En ménage

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Il y eut un instant de silence. Ils marchaient lentement, côte à côte, quand minuit sonna. Deux horloges entremêlaient leurs coups; l'une, au loin, vibrait doucement, en retard d'une seconde sur l'autre; la plus proche découpait, nettement, presque gaiement son heure.

La rue que les deux jeunes gens suivaient était déserte et leurs pas retentissaient avec un bruit clair sur le trottoir. Tantôt leurs ombres se brisaient le long des boutiques fermées, tantôt les précédaient ou les suivaient, étalées à plat sur les dalles, pâles à certains moments, foncées à d'autres. Souvent elles s'enchevêtraient, se confondaient, s'unissaient des épaules, ne formaient plus qu'un tronc ramifié de bras et de jambes, surmonté de deux têtes; parfois elles s'isolaient, se ramassaient sous leurs pieds ou s'allongeaient démesurément et se décapitaient dans le renfoncement des portes.

Il y avait, dans le ciel, comme un éboulement de talus noirs. Au-dessus des maisons dont les toits les tranchaient durement, de grands nuages roulaient ainsi que des fumées d'usine, puis, dans ces blocs immenses de nuées, d'énormes brèches s'ouvraient et des pans de ciel étoilés de feux blancs scintillaient, éteints bientôt par le voile opaque des nuées rampantes.

Éclairés par des becs de gaz, allumés de loin en loin, des murs frappaient des coups crus dans l'ombre. Le trottoir était sec, sillonné de rigoles par places et la soudure de ses dalles se détachait, en noir. Près de la chaussée, une bonde d'égout, un tampon de fonte quadrillé, percé au milieu de son orbe, d'un trou, étincelait à certaines arêtes plus aiguisées par le frottement des bottes. Des épaves de cuisine, des trognons de légumes et des morceaux d'affiches, s'empuraient dans une flaque. Un rat se faufilait dans le tuyau d'une gargouille.

Lorsqu'André et Cyprien eurent atteint le bout de cette rue et qu'ils arrivèrent dans une autre, vivante encore et plus éclairée, la demie tintait. Un marchand de vins s'apprêtait à fermer ses vitres. Au fond de la boutique, dans une salle cloisonnée de carreaux dépolis, un garçon couvrait un billard et essuyait avec un torchon les marques de craie laissées près des bandes; un autre, dans la première pièce, vu de dos, l'échine courbée, le cou et les reins remuant avec le dandinement d'un volatile, rinçait des bouteilles au-dessus d'un cuveau; un troisième charroyait deux moitiés de tonnes plantées de lauriers roses, et deux ronds sales marquaient sur le trottoir la place où elles étaient mises.

Le patron se préparait à laver à grande eau son seuil. Un baquet entre les jambes, il bâillait, s'étirant, les bras en l'air, les poings fermés, et, derrière lui, sa femme, le râble aplati sur une banquette, la poitrine écroulée sur le rebord du comptoir, gourmandait les garçons, s'épilait les poils du nez, apurait ses comptes.

La rue était presque silencieuse; deux sergents de ville se promenaient, mélancoliques, parlant bas, s'arrêtaient par moment et reprenaient leur marche; au loin, une équipe de vidangeurs cinglant les chevaux attelés aux barriques numérotées, aux carrioles bondées de tuyaux et de pompes, passa, nauséabonde, dans un sourd roulement.

Le bruit devenait plus confus et plus faible. L'on entendit encore le sautillement grêle d'un fiacre qui parut, les feux allumés, le cocher endormi sous son chapeau de cuir bouilli blanc pareil à un seau de toilette, le menton dans le cou, le fouet au repos, les rosses exténuées, trébuchant, faisant cahoter la guimbarde sur la chaussée, puis le bruit s'effaça, le vacarme des volets qu'on pose s'éteignit, le quartier s'endormait, tout se tut.

Cyprien continuait à rognonner dans sa barbe; il s'exaspérait de plus en plus, après la soirée qu'il avait subie. Il attaquait les boissons, les femmes, prétendait que le punch avait été acheté, tout fait, chez un épicier et coupé d'eau pour le désinfecter; il niait le charme des fillettes tapotant de la musique ou becquetant des glaces, il se moquait du maître de la maison, debout, près du piano, chargé d'exécuter des sourires et il reprenait:

—Ah! elles sont jolies les soirées de ton oncle! une vraie bousculade de salle à bagages! il n'y a que les gens qui graissent les cartes qui aient le droit de s'asseoir! et ils sont là, avec des têtes dont les cheveux ont fui, des compresses blanches autour du cou, des ventres enflés, sanglés dans des pantalons tendus, retenant les envois d'une digestion pénible! et le salon, avec sa tapisserie de vieilles dames qui dorment le long d'un mur ou jacassent le nez sur un verre, et l'averse des conversations, la fluée des sornettes, la pluie sans fin des polkas et des valses! et tout, tout, et cette troupe d'imbéciles qui invitent des robes roses ou blanches à secouer leurs plis! et les jeunes filles donc! ces adorables récipients de chairs neuves où les vices transvasés des mères se rajeunissent! ah oui, parlons-en! il faut les voir quand elles remuent du pilon leurs jupes! le mouchoir sur les genoux et la moue au bec, elles sont là, se tortillant sur leur chaise, échangeant derrière les entrechats de l'éventail des ricochets de niaiseries sordides, chuchotant comme des galopines en classe, s'envolant tout à coup avec l'affreux bavardage des perruches qu'on lâche! puis, c'est le plongeon des graves révérences, c'est le nez qui se fripe et le dentier qui flambe, c'est des oui, maman, c'est des non, ma chère, c'est des patati, c'est des patata, c'est des rires fûtés, des éclats discrets… les jeunes filles! je les ai observées ce soir, tiens, les v'là: physiquement: un éventaire de gorges pas mûres et de séants factices; moralement: une éternelle morte-saison d'idées, un fumier de pensées dans une caboche rose! oui, les v'là, celles qu'on me destine, espérant qu'un jour viendra où, lassé de lire dans mon lit et d'y fumer tranquillement ma pipe, j'accepterai la misère d'un coucher à deux, l'insomnie ou le ronflement d'un autre, les coups de coude et les coups de pieds, la fatigue des caresses exigées, l'ennui des baisers prévus!

GENRE
Fiction & Literature
RELEASED
2019
December 1
LANGUAGE
FR
French
LENGTH
349
Pages
PUBLISHER
Library of Alexandria
SELLER
The Library of Alexandria
SIZE
708.8
KB

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